Women

© Photographie de Pierre Ancey

Bon, ça fait des plombes que je pense à cet article… Sans trop oser l’écrire. Je suis plus habituée à vous proposer des sélections de livres pour enfants par ici, mais l’envie de vous parler aussi de littérature tout court me tenaille depuis belle lurette. Pour ce premier article de livres « de grands », j’ai choisi de vous présenter cinq écrivaines qui ont changé ma vie, des femmes dont les œuvres me bouleversent, auxquelles je voue une reconnaissance éternelle. Carrément. J’ai constaté que même les hommes passionnés de littérature lisent peu de livres écrits par les femmes (voir même aucun), alors j’espère qu’ils liront cet article jusqu’au bout. Parce que non, nous n’écrivons pas que des romans à l’eau de rose ou des polars haletants. La preuve par cinq.

 

Beloved, Toni Morrison
Éditions 10/18
Prix : 8,10 €

L’histoire se déroule vers 1870, aux Etats-Unis. Sethe, une ancienne esclave, est hantée par le spectre de la petite fille qu’elle a égorgée dix-huit ans auparavant, pour éviter de la voir devenir esclave à son tour. Dans la petite maison qu’elle habite depuis qu’elle a gagné sa liberté, des phénomènes surnaturels lui rappelent sans cesse le meurtre qu’elle a commis. Une étrange inconnue, Beloved, va débarquer dans la vie de cette famille rongée par le passé, et mettre fin à ces manifestations surnaturelles. Beloved va également offrir à Sethe la possibilité d’exorciser son passé…
J’ai eu la fausse bonne idée de lire ce roman en plein milieu de ma grossesse, autant vous dire que son thème ne pouvait pas me laisser indifférente. En découvrant que l’histoire était inspirée d’une histoire vraie, j’ai été frappée par le fait que Toni Morrison a su ériger ce fait divers glaçant en véritable tragédie antique. Le récit aborde des thèmes universels, qui rendent cette histoire intemporelle : l’amour et la maternité, le pardon, le deuil, la rédemption. Toni Morrison explique qu’elle a essayé de faire de « Beloved » un roman historique, mais qui échappait aux limites de la discipline historique. Avec cette oeuvre, j’ai le sentiment qu’elle a commencé à « écrire la contre-histoire de l’Amérique », qu’elle a évoqué à la sortie du livre « Un don », des années plus tard. « Beloved » a offert le prix Pullitzer à Toni Morrison et lui a permis de s’imposer comme une auteure américaine essentielle. Son écriture magnifique est certainement la clé de ce succès. L’auteure reconstitue avec justesse le language d’une époque, afin de restituer le plus finement possible la voix des personnages et de nous permettre de palper leurs émotions les plus intimes. Celle qui « refuse toute domination dans la narration » joue en permanence avec la construction du récit, usant de flashbacks, d’ellipses et d’histoires enchâssées qui mènent à l’éclatement de la voix du narrateur. Peu à peu, les pièces du puzzle se mettent en place et l’histoire nous prend aux tripes, aussi brutale que touchante.

 

♥ Reflets dans un œil d’homme, Nancy Huston
Éditions Actes Sud
Prix : 8,70 €

Dans cet essai, Nancy Huston prend le contre-pied de la pensée actuelle qui nous ressasse à l’infini que toutes les différences entre les sexes sont construites par la société. Elle part à l’inverse des différences biologiques des deux sexes, pour explorer les contradictions qui animent notre société. Dès les premières pages, elle dit qu’elle sera mal comprise et ne se trompe pas : son essai a fait bondir bon nombre de féministes et de critiques littéraires dès sa sortie.
Peut-être ne suis-je pas aussi féministe que je le croyais puisque j’ai dévoré cet essai et me suis reconnue dans bon nombre de questions qu’il soulève. Je n’ai jamais été satisfaite par le discours prônant l’égalité en niant les différences physiologiques entre hommes et femmes. Je me suis donc retrouvée dans cette vision originale du féminisme et l’étonnement de l’auteure face à un monde « niant tranquillement la différence des sexes tout en l’exacerbant à travers les industries de la beauté et de la pornographie ». Je me suis passionnée pour les destins de femmes connues ou anonymes que l’auteure évoque ou détaille, j’ai adoré le fait qu’elle convoque Anaïs Nin ou Virginia Woolf, je me suis sentie emballée par bon nombre de ses idées sans être d’accord avec toutes. Dans cet essai, j’ai également retrouvé l’écriture sans détour, l’humour et le mordant de Nancy Huston, dont la plume m’avait déjà séduite à la lecture de ses romans que je vous recommande chaudement. (big up à ma belle Caroline qui me conseille toujours des auteurs superbes !)

 

Darling river, Sara Stridsberg
Éditions LGF
Prix : 6,90 €

Quand on parle du loup… voilà encore une écrivaine extraordinaire que je n’aurais pas découverte sans Caroline ! Elle m’avait conseillé « La faculté des femmes » pour mon amoureux, à qui je souhaitais offrir un livre écrit par une femme. Finalement, j’ai dévoré ce livre avant lui, tout de suite prise aux tripes par l’écriture de cette jeune auteure. Quand « Darling river » est sorti, je me suis jetée dessus tellement j’avais hâte de retrouver la voix de Sara Stridsberg. Ce nouveau roman est une variation autour du mythe de la Lolita de Nabokov et mêle les destins de quatre personnages chancelants, dépeints sans aucuns préjugés et avec beaucoup de tendresse. Lo, une jeune fille de treize ans, parcourt des routes apocalyptiques avec son père, à bord de sa vieille Jaguar. Dolorès Haze, l’héroïne de Nabokov, connaît une fin tragique en mettant au monde son enfant en Alaska. Une femelle chimpanzé est harcelée par un scientifique obsédé par l’idée de lui apprendre à écrire. Une mère anonyme erre sur les routes…
Décrire l’écriture de Sara Stridsberg est extrêmement difficile. L’atmosphère de ses livres est « sticky », dérangeante, poisseuse, violente… mais de toute cette noirceur se dégagent une poésie et une lumière sublimes. Ses œuvres me plongent dans une vision très crue et apaisée à la fois de la féminité, bien plus proche de mon ressenti que tout ce que j’ai pu lire jusqu’à présent. Probablement l’une des plus grandes claques que la littérature m’a assénée.

 

♥ Dans le silence du vent, Louise Erdrich
Éditions LGF
Prix : 7,90 €

Cette belle découverte, je la dois à ma sœur qui m’a offert un roman de Louise Erdrich dont la lecture m’a tellement touchée que j’ai dévoré plusieurs autres livres d’elle dans la foulée! Je ne suis pas la seule à avoir été envoûtée par l’écriture de Louise Erdrich, puisque Philipp Roth et Toni Morrison (rien que ça !) l’ont consacrée comme une grande voix de la littérature américaine contemporaine. Celle qui affirme « écrire pour que les Indiens survivent » est l’auteur d’une œuvre majeure, puissante, servie par une construction « faulknérienne » intrigante : chaque nouveau chapitre donne la parole à un personnage différent, le lecteur doit avancer dans le roman pour comprendre peu à peu les liens unissant les différents personnages.
« Dans le silence du vent » est un roman magistral narré par Joe, un jeune Indien de treize ans choqué par le viol dont sa mère a été victime et bien décidé à la venger. C’est le seul roman de Louise Erdrich qui propose le point de vue d’un unique narrateur, mais la voix de cet adolescent fou de colère est restituée avec une justesse incroyable. Le choix de Louise d’explorer le drame vécu par la mère à travers le regard de son fils donne une force particulière au récit. Joe quitte à peine le monde de l’enfance, sa candeur et ses idéaux se heurtent brutalement à l’injustice et à la violence de son pays. Sur les traces de Joe et de ses amis, le lecteur est très vite emporté par l’enquête menée par cette bande d’adolescents attachants, dépassés par la gravité des événements mais bien décidés à trouver le coupable. Au-delà de l’aspect policier, ce roman met en lumière les dysfonctionnements du système judiciaire américain qui ont empêché jusqu’à très récemment qu’un homme blanc puisse être jugé pour ses crimes commis sur le territoire amérindien. Un rapport d’Amnesty International en 2009 pointe du doigt cette aberration judiciaire effroyable, en dénonçant le fait qu’une Amérindienne sur trois est violée au cours de sa vie ; plus de 80% des agresseurs étant blancs, la plupart de ces crimes sont restés impunis. Louise Erdrich, à travers le regard de Joe, montre l’ampleur de ce désastre, aussi bien pour les femmes agressées que pour leurs familles, et plus largement pour toute cette communauté.

 

♥ Femmes qui courent avec les loups, Clarissa Pinkola Estès
Éditions LGF
Prix : 9,10 €

Je termine cet article avec un livre un peu à part, puisqu’il ne s’agit pas d’un roman mais d’un superbe essai de Clarissa Pinkola Estès, conteuse et psychanalyste, qui réunit dans ce livre le fruit de vingt années de recherche dans les deux arts auxquels elle a consacré sa vie. Rien d’étonnant à ce que ce livre se soit rapidement imposé comme un essentiel que les femmes se recommandent entre elles. Ce texte est un appel vibrant à réveiller la Femme Sauvage qui sommeille en chaque femme, étouffée par les carcans de la société, muselée par la civilisation. En s’appuyant sur des contes de toutes les cultures et des mythes universels, la conteuse affirme que chaque femme porte en elle la Femme Sauvage, « une force naturelle riche de dons créateurs, de bons instincts et d’un savoir immémorial. » Il ne tient qu’à nous de récupérer cette nature profonde, débordante de vitalité, dont nous sentons instinctivement la présence.
Passionnée de contes et de mythologie, j’ai tout de suite été touchée par le travail superbe de Clarissa Pinkola Estès, particulièrement émue par les détails concernant la très ancienne tradition de conteurs de sa famille. L’idée que les histoires puissent aider, soigner, guérir me parle complètement. J’ai lu le livre d’une traite, bien qu’il soit assez dense, mais je crois que c’est un ouvrage que l’on peut tout aussi bien picorer, parcourir, relire, en trouvant toujours de quoi alimenter notre réflexion sur la féminité. De nombreux passages ont résonné avec force en moi, m’ont aidée, guidée, fait mûrir ; je retiens notamment cette idée tellement belle, qui donne vraiment envie de se réconcilier coûte que coûte avec la Femme Sauvage : « La joie, c’est ce qu’éprouve la femme qui écrit ou joue d’un instrument lorsqu’elle réussit la première fois, la femme qui tombe enceinte alors qu’elle le souhaite, la femme qui a réalisé quelque chose en prenant des risques, en se dépassant, avec plus ou moins de bonheur, mais qu’importe, elle y est arrivée, elle a créé – un objet, un être, une œuvre, une bataille, un moment ; sa vie. C’est une façon d’être naturelle et instinctive. De cette joie-là émane la Femme Sauvage. » Bref, vous l’aurez compris : je fais maintenant partie de celles qui offriront, conseilleront, prêteront ce livre aux femmes chères à mon cœur…

J’espère que cet article vous aura plu et vous donnera envie de filer chez votre libraire pour découvrir l’une de ces grandes écrivaines… Promis, la prochaine fois j’inviterai des hommes également dans ma sélection de « livres de grands ».

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